Au début du mois de mars, le service des urgences psychiatriques du CHU de Saint-Etienne est épinglé dans un rapport de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. Elle pointe « des conditions d’accueil indignes ». Le 22 mars, les soignants de services psychiatriques de toute la France défilent dans les cortèges des manifestations et expriment leur ras-le-bol.
En France, la psychiatrie va mal. Ce fait n’est pas nouveau, mais plutôt le fruit d’une lente détérioration des conditions de travail ces trente dernières années. Pour comprendre les causes de ce mal être, mais aussi leurs conséquences quotidiennes, nous donnons la parole à des soignants et à des familles de patients. Les situations ne sont pas similaires selon les régions et les secteurs, mais l’enjeu général est de taille : redonner les moyens à une médecine fatiguée et lassée par des fermetures de lits et les baisses de moyens. Les témoignages se recoupent et les raisons du mal-être se dévoilent, multiples.
Les inégalités de l’organisation sectorisée
Au bout du fil, Matthieu Gasnier s’estime « privilégié » : « Je suis assistant à l’hôpital Sainte-Anne de Paris ». Un hôpital universitaire et un centre de recherche, où les moyens sont adéquats. Ce premier entretien est à contrepied du constat des dernières semaines. Mais Matthieu Gasnier en est conscient, les inégalités sont patentes et sa situation loin d’être une généralité. A Paris, l’accès à un psychiatre est simple. Plus on s’éloigne et plus les délais pour obtenir une consultation augmentent : « deux semaines ici, trois mois là-bas ». Des dimensions sociales et économiques entrent en jeu et déséquilibrent l’organisation géographique et démographique voulue dans les années 1960.
A cette époque, la volonté est de rompre avec la logique asilaire en cours depuis le XIXème siècle. Les soins sont organisés autour de « secteurs » avec des bassins de 70 000 habitants pour une médecine de proximité. Ces secteurs regroupent un ensemble de structures : unité hospitalière, centres de consultation, centres de soin non hospitaliers. Jusqu’à présent, les hôpitaux étaient installés loin des villes, être « fou » est bien trop honteux. Ce qui est pensé comme un progrès devient progressivement source de disparités. Les secteurs n’ont pas les mêmes caractéristiques socio-économiques et la même attractivité pour les médecins. « Dans le 15ème arrondissement de Paris, il n’y aucun problème de recrutement », illustre ainsi Matthieu Gasnier.
Réduction de postes, fermetures de lits
Le constat est le même pour cet autre interne en psychiatrie à l’hôpital Saint-Antoine de Paris qui préfère témoigner de manière anonyme. Dans son service, pas de pression sur les lits : « c’est reposant, on peut prendre le temps, d’autant que les patients sont en soins libres, et donc moins agités ». Des conditions de travail à contre courant de la situation dans la plupart des hôpitaux, du fait de la fermeture de lits ces trente dernières années. « Ailleurs, on laisse sortir les patients face aux cas les plus urgents, le sentiment général est celui de bâcler son travail », raconte-t-il.
Le temps est pourtant un facteur primordial en psychiatrie. Les consultations durent plus longtemps et les diagnostics sont plus longs à poser. « Nous faisons face à des maladies chroniques qui impliquent de bien connaître le patient », explique Matthieu Gasnier. C’est d’ailleurs pour cette même raison que la rémunération n’est pas la même qu’un médecin rémunéré à l’acte. Pourtant les politiques successives ont réduit les postes de médecins et personnels soignants, tout en fermant des lits « ce qui implique de travailler plus vite ».
Pour contenir les patients et face au manque de personnel, le recours aux contentions ou aux injections est plus courant, mais impossible toutefois à quantifier : « en France, contrairement à la Suède par exemple, raconte l’interne de Saint-Antoine, il n’existe pas de registre national. Les pratiques varient d’un service à l’autre ».
L’évolution du système hospitalier
Cette dégradation des conditions de pratique du soin, Jean-Louis Beratto l’a vue s’installer progressivement. Psychologue à Grenoble, il a passé une grande partie de sa carrière dans l’unité du secteur de psychiatrie pénitentiaire du centre hospitalier de la ville. Au fil du temps, les directeurs sont devenus des administrateurs : « l’hôpital est géré comme une entreprise ». Les temps de réflexion cliniques et théoriques accordés aux équipes sont réduits. Les formations des intervenants sont calibrées, impliquant un rétrécissement des regards apportés par l’extérieur.
Parallèlement, le niveau d’exigence administratif augmente : « les protocoles et procédures diverses prolifèrent », explique le psychologue aujourd’hui à la retraite, « le soignant a perdu de sa capacité créative ». Les équipes sont par exemple incitées à remplir des déclarations d’événements indésirables « pendant ce temps là, personne n’est auprès des patients, de nouveaux événements indésirables se produisent, nécessitant de remplir de nouveaux documents. Le système, dans sa caricature appauvrit la qualité du temps passé auprès des patients », décrit le soignant.
Le risque est alors de voir le psychiatre prendre la place d’expert et le rôle de prescripteur, abandonnant sa qualité d’accompagnant, regrette Jean-Louis Beratto. Face à cette pression de l’institution, certains postes sont vacants, les arrêts maladies se multiplient : « Pour être bien dans sa pratique de soins, il faut être dans un cadre qui nous soutient. Sans qu’elle soit intentionnelle, l’administration peut parfois être source de maltraitance dans sa méconnaissance de l’impact des mesures qu’elle prend ».
Manque de reconnaissance et attentes sécuritaires
Si le travail du personnel soignant a changé, ce sont aussi les attentes de la société qui ont évolué. Pour le psychologue, la tendance actuelle est à la psychiatrisation de tous les maux de la société. « On veut se prémunir des débordements et on demande à la psychiatrie de garantir que plus aucun fou ne viendra nous menacer. Comme après le meurtre de cet étudiant à Grenoble, poignardé par un patient de l’hôpital de Saint-Égrève en 2008 », se souvient-il.
Quelle place pour les familles de malades psychiques ?
Dans la salle de la permanence des usagers de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence, j’ai rendez-vous avec l’Unafam, l’Union nationales des familles et amis de personnes vivant avec des troubles psychiques. Trois femmes m’attendent. Méthodiques, elles sont venues avec des notes pour étayer leur propos, des témoignages d’autres familles, mais aussi des documents de l’Agence régionale de santé pour expliquer leur quotidien. Rencontrer les familles, c’est un autre pas dans la compréhension du mal-être de la psychiatrie en France. Souvent en premières lignes quand l’institution faiblit, elles récupèrent les patients à l’issue d’une hospitalisation rapide, elles encaissent avant que la médecine ne prenne le relais. 30 % des malades vivent dans leurs familles, et quand ce n’est pas le cas, 75 % sont accompagnés par elles.
Les premières difficultés se font jour pour entrer dans le soin : « Il faut attendre la crise pour qu’il y ait une intervention », alors parfois avouent-elles, « on met en place de véritables stratégies pour aller au clash, et pousser le jeune à être vu. En France, la demande doit venir du patient, au détriment parfois de son environnement immédiat ». Les familles sont réputées « toxiques » pour trop de soignants encore, selon les termes des trois femmes.
Après une hospitalisation, de nouveaux défis apparaissent : « Les parents ne sont pas formés pour gérer cette fin d’hospitalisation qui est parfois hâtive, faute de lits dans les services. Nous conseillons aux familles que nous recevons de ne pas devenir des auxiliaires médicaux, et de se faire aider ». D’autant que c’est une course de fond qui s’annonce. Les traitements sont longs, souvent plusieurs années : « la première fois, j’ai demandé combien de temps ça allait durer. Je pensais en mois, ça a duré une dizaine d’années », se rappelle l’une d’elles.
Pour faire face au manque de moyens et de personnel, l’Unafam et ses représentantes dans les Bouches-du-Rhône regrettent que les nouvelles pratiques en psychiatrie soient encore peu considérées en France. Elles évoquent le « rétablissement », apparu dans les pays anglo-saxons depuis les années 1950 et qui pense une réinsertion dans la vie sociale au-delà du soin. « Une fois la crise passée, il est possible de remédier pour retrouver ses capacités et se projeter au quotidien ». La maladie et les traitements touchent la mémoire et l’attention, mais pas les capacités intellectuelles. Dans le département, un seul service propose une méthode de réhabilitation psychosociale, celui du professeur Lançon à l’hôpital de la Conception à Marseille.
Les carences médico-sociales sont encore fortes. Notamment du côté du logement qui permet pourtant de regagner en autonomie, tout en étant accompagné dans des structures sur mesure. L’unique foyer de ce type autour de Marseille dispose de 45 places pour malades psychiques. Pourtant, cette solution alternative permet aussi de faire des économies face au coût d’un lit lors d’une hospitalisation longue durée.
Dernièrement, la ministre de la Santé a annoncé le déblocage de 44 millions d’euros pour le secteur. Aucun calendrier ni budget précis n’a pour le moment été présenté.