Quelle a été votre réaction, et celle de votre équipe, dimanche matin quand vous avez appris la nouvelle de la chute du régime de Bachar al-Assad ?
C’était de la joie pure et de l’espoir. En 2011, nous sommes descendus dans la rue pour protester contre le régime de Bachar al-Assad. Durant toutes ces années, nous avons travaillé pour démontrer que ce régime et cet homme sont responsables de crimes.
Nous avons toujours rêvé d’une Syrie où nous pourrions avoir des élections libres, où nous aurions de l’espace pour les groupes de la société civile, pour une société égalitaire avec une constitution à la hauteur des rêves des Syriens.
Nous avons toujours rêvé de ce moment, mais nous avions aussi très peu d’espoir car nous avions le sentiment que la communauté internationale nous avait abandonnés. Bachar al-Assad a beaucoup de chance car il a des alliés forts qui le soutiennent ; comme Poutine, l’Iran, le Hezbollah et les dirigeants arabes qui voulaient normaliser leurs relations avec lui sans le tenir responsable de quoi que ce soit. Les agences de l’ONU avaient le pouvoir de parler des crimes que le régime commettait. Mais au lieu de cela, ils se sont contentés de rester dans leurs bureaux, au Four Seasons de Damas, à seulement quelques kilomètres des centres de détention où les gens étaient torturés à mort et ils n’ont rien fait.
Et puis, nous avons vu Alep tomber, puis Hama, puis Homs, puis Damas. Quand Alep a été libérée nous avons commencé à suivre l’actualité de très près. Je me souviens avoir passé des heures sur des groupes WhatsApp, à regarder les informations. J’étais remplie d’espoir et en même temps, je pleurais en souvenir de toutes les personnes ; de tous mes amis, de tous mes proches qui sont morts au cours des 15 dernières années. Le peuple syrien a payé le prix fort pour une Syrie libre.
Dimanche matin, le rêve d’une Syrie sans Bachar al-Assad est devenu possible. Nous avons vu des prisons s’ouvrir et des gens être libérés. Nous pensions que sous ce régime une personne arrêtée disparaîtrait à jamais. Malheureusement, il y a encore des milliers de personnes qui sont toujours portées disparues en Syrie. Des familles recherchent leurs proches et attendent de savoir ce qui leur est arrivé et où ils sont.
Il y a encore beaucoup de travail pour mettre en place une justice de transition et parvenir à une Syrie libre et démocratique. Le pays sort à peine d’années de dictature et d’oppression. Les infrastructures sont détruites, plus de 70% de la population vit en situation de pauvreté. C’est donc un pays qui souffre économiquement et humanitairement. La communauté internationale a la responsabilité d’aider les Syriens à faire de la Syrie un pays sûr. Beaucoup sont impatients de rentrer. Certains voudront rester dans les pays d’Europe ou d’ailleurs où ils se sont réfugiés et c’est aussi leur droit.
Vous et vos partenaires en Syrie travailliez avec les groupes armés qui ont pris le pouvoir et gouvernaient depuis 2019 le nord-ouest, dans la province d’Idlib. Que savez-vous de ces groupes ?
Pour être honnête, nous attendons toujours de voir à quoi ressemblera la gouvernance de la Syrie. En tant que groupe de défense des droits humains, The Syria Campaign défend la mise en place d’un gouvernement intérimaire ou de transition qui représente tous les Syriens. Nous ne voulons pas que la Syrie soit dirigée par des groupes militaires comme Hayat Tahrir al Sham ou l’Armée Nationale Syrienne, soutenue par la Turquie. Nous voulons un gouvernement civil élu par tous les Syriens et des élections libres et transparentes afin de commencer une justice de transition afin de voir une véritable transition politique en Syrie.
Pensez-vous que ces groupes laisseront cette transition avoir lieu ainsi ?
Si la communauté internationale est vraiment engagée à construire une Syrie libre, sûre et démocratique, cela devrait fonctionner. L’un des éléments de la résolution 2245 de l’ONU est la mise en place d’une transition politique et des élections libres. Nous ne voulons pas d’une autre dictature.
Que savez-vous de la situation à Idleb en ce moment sous le gouvernorat du groupe Hayat Tahrir al Sham ?
Nous savons que c’est une autre forme d’oppression. Nous savons que la liberté d’expression n’est pas garantie partout et pour tous. Nous savons que des manifestants qui ont protesté contre leur leader al Joulani ont été arrêtés. Nous avons connaissance de violations commises, notamment en ce qui concerne les limitations du travail des femmes et de leur interdiction dans certains espaces de la société civile ou de défense des droits humains.
Face à cela, nous souhaitons une véritable transition politique en Syrie avant qu’il ne soit trop tard. Car j’ai le sentiment que c’est une grande opportunité et que nous devrions tous la saisir en tant que Syriens et en tant qu’étrangers.
Quels seront les grands enjeux du prochain gouvernement ?
Le principal enjeu est de s’assurer que les femmes aient l’espace nécessaire pour occuper des postes de direction ou des postes de prise de décision en Syrie. Les femmes ont toujours joué un rôle très important dans la justice de transition en Syrie.
Pensez-vous que Bachar al-Assad sera un jour jugé ?
Oui. Tous les auteurs de crimes de guerre en Syrie doivent rendre des comptes. Cela fait partie du redressement de la Syrie. Nous devons reconnaître tous les crimes commis et nous devons soutenir les survivants, les familles et les victimes dans leur parcours de guérison de tout ce qu’ils ont subi.
J’espère que dans les prochains mois et les prochaines années, la société civile aura la liberté et l’espace pour soutenir toutes ces communautés. Parce qu’une société civile forte signifie que la société civile peut combattre à la fois la dictature et l’extrémisme.
En ce moment, comment travaillez-vous pour retrouver les personnes disparues en Syrie ?
C’est l’un des problèmes les plus importants actuellement en Syrie. Nous avons vu des vidéos de personnes libérées dans les services de sécurité de plusieurs prisons. Mais ces services ont été ouverts de manière chaotique sans volonté de préserver les documents ou les preuves qui s’y trouvaient. Ces centres de détention sont désormais ouverts à tous. De nombreuses personnes sont entrées et ont volé ou détruit des preuves, des documents. C’est inquiétant parce que ces documents sont essentiels pour trouver la vérité et pour que les familles découvrent ce qui s’est passé, où se trouvaient leurs proches, ce qui leur est arrivé. Nous sommes donc très préoccupés par ce qui se passe sur le terrain en ce moment.
Nous exigeons que ces centres de détention et ces prisons soient fermés, protégés, préservés par des équipes spécialisées comme celles du CICR ou de l’ONU, afin de préserver ces preuves et de pouvoir les utiliser pour rendre justice. Ces organisations internationales sont sur place actuellement et ont des ressources pour réagir. Tous les Syriens souhaitent obtenir justice devant les tribunaux nationaux et internationaux dans la continuité des efforts menés ces dernières années par les familles de victimes et de survivants notamment dans le cas de l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad. Nous souhaiterions que ces efforts se poursuivent plus largement. Aujourd’hui en Syrie, les gens n’ont plus peur de parler. Ils vont pouvoir témoigner.