Formation des gardes côtes libyens financée par l’Union européenne, en 2013. Photo : EUBAM.
La scène a des airs de bataille navale. Sur les vagues, un canot pneumatique surchargé de migrants tente de s’approcher du navire de secours Ocean Viking, affrété par l’association SOS Méditerranée. Un patrouilleur les pourchasse pour empêcher le sauvetage. Des coups sont tirés. Ce sont les garde-côtes libyens. Au bout de quelques minutes, ils atteignent leur objectif : renvoyer près de 80 migrants en Libye. La scène a été filmée, dans la matinée du 25 mars, par les équipes de Seabird 2, l’avion de surveillance civile de l’ONG Sea Watch. Interrogé par la presse italienne, le Centre de coordination italien a lui estimé que le bateau se trouvait en eaux libyennes et que l’opération était tout à fait légitime.
Ces entraves aux secours de la part des garde-côtes libyens, Luca Casarini les redoute. Le chef de mission de l’association italienne Mediterranea Saving Humans a déjà effectué treize missions d’assistance et de secours en mer à bord du Mare Ionio. La dernière a pris fin en juin 2022. Depuis, le navire est à quai et enchaîne travaux de mise en conformité et vérifications administratives. Forcé à l’amarrage, c’est depuis les côtes siciliennes, que Luca Casarini voit changer les règles de sauvetage en mer qui régiront sa prochaine mission. Le 3 janvier dernier, le Ministère de l’Intérieur italien Piantedosi a publié un décret contenant de nouvelles règles. Les ONG qui effectuent des sauvetages en mer doivent désormais se rendre immédiatement au port assigné par les autorités, une fois le sauvetage effectué. Concrètement, cela veut dire qu’au lieu de débarquer les migrants secourus sur les côtes siciliennes, les plus proches de la zone de recherche et de sauvetage, les navires des ONG se voient assigner des ports ligures, toscans ou des Marches. En janvier, le décret à peine promulgué, l’équipe de SOS Méditerranée à bord de l’Ocean Viking a dû parcourir 1575 km entre la zone de recherche et le port d’Ancone, soit quatre jours de navigation supplémentaires par rapport à une arrivée dans un port sicilien.
Sauvetages
« Le gouvernement italien poursuit sa propagande qui criminalise les ONG de secours en mer », commente Luca Casarini, qui dénonce le coût humain de ces nouvelles mesures. (Voir notre dossier ) « Assigner des ports de plus en plus lointains aux ONG, c’est laisser le champ libre aux garde-côtes libyens et les inciter à capturer et déporter encore plus de migrants en Méditerranée centrale », poursuit-il. Début février, soit un mois après avoir promulgué le décret, l’Italie organisait une cérémonie en grande pompe pour remettre aux garde-côtes libyens le premier des cinq patrouilleurs qu’ils recevront pour « renforcer les activités de sauvetage en mer et la lutte contre le trafic d’êtres humains », selon le Ministre des Affaires étrangères italien. A ses côtés ce jour-là, son homologue libyenne et le commissaire européen pour l’élargissement et la politique de voisinage. « L’Italie n’est pas seule à mener ces politiques, elle est juste l’avant-poste de l’Union européenne », déplore Luca Casarini.
En février 2017, le gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi signe un premier memorandum d’entente avec la Libye, représentée à l’époque par Fayez Mustafa Serraj. Il vise à renforcer la coopération en matière de « lutte contre l’immigration illégale, de trafic d’êtres humains, de contrebande et de renforcement sur la sécurité des frontières entre Etat libyen et République italienne ». Depuis, ce memorandum est renouvelé chaque année. Les associations de soutien aux migrants dénoncent le blanc seing donné au gouvernement libyen pour effectuer des rapatriements forcés de migrants. En vain. Moins de six mois plus tard, en juillet 2017, c’est l’Union européenne qui octroie près de 42 millions d’euros de financements à la Libye jusqu’en décembre 2024 pour une « amélioration de la gestion des migrants » à travers son programme « Emergency Trust Fund for Africa ».
Zones de pêche
Dotés d’équipements de dernier cri, soutenus par l’Italie et l’Union européenne, les garde-côtes libyens ont considérablement renforcé leur présence en Méditerranée centrale. Et d’autres capitaines de navires redoutent leur présence et leurs menaces : les pêcheurs siciliens de Mazara del Vallo, spécialisés en pêche hauturière. Depuis 2005, un conflit de pêche les oppose aux Libyens. A l’époque, le colonel Khadafi décide unilatéralement d’étendre ses eaux territoriales de 62 miles, en dépit des conventions internationales. Sauf autorisation exceptionnelle, la pêche y devient interdite. Or, c’est précisément la zone que parcourent les pêcheurs siciliens lors de leurs longues battues au « gambero rosso », une grosse crevette qui ressemble aux gambas. Pour ceux qui osent s’aventurer dans ces eaux internationales que la Libye estime être les siennes, ce sont des menaces, des rafales de mitraillettes sur les coques des bâteaux voire des prises d’otage qui durent parfois plusieurs mois.
En 2017, alors que l’Italie signe le mémorandum d’entente avec la Libye, les pêcheurs, eux, demandent à être escortés par la marine militaire italienne et obtiennent gain de cause quelques mois avant de retourner, seuls, en mer. Domenico Asaro, le patron du Giulia, un chalutier à la coque bleue rouille, fait partie de ceux qui ont croupi plusieurs semaines dans les geôles libyennes en 2010. Son équipage et lui avaient fini par être libérés sur caution par un tribunal libyen : « On a dû descendre tout notre matériel de pêche, tout ce qu’on avait à bord et seulement ensuite on a pu partir ». Aujourd’hui président des producteurs de gambero rosso de Mazara, il a interpellé le gouvernement Meloni à la fin mars : « Ce n’est désormais plus rentable de sortir en mer (…) nous avons décidé de nous proposer comme des sentinelles de la mer et d’aider ceux qui sont en difficulté plutôt que de sortir en mer pour pêcher, nous avons les moyens et les hommes pour le faire et éviter des drames comme celui de Cutro ». Au large des côtes de ce petit village calabrais, 94 migrants sont morts dans le naufrage de leur embarcation, le 26 février dernier. Au total depuis le début de l’année, 600 personnes sont mortes en tentant de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, selon les chiffres de Missing Migrants.
« Crimes contre l’humanité »
Les accords avec la Libye sont dénoncés par plusieurs organisations internationales. En décembre 2022, l’organisation allemande ECCHR (European Center for Constitutional and Human Rights) a déposé une plainte devant la Cour pénale internationale pour « crime contre l’humanité » contre des responsables européens. (Voir notre entretien). Le 24 mars dernier, la mission indépendante « Fact-Finding » sur la Libye a présenté son rapport devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. La Mission de l’ONU estime elle aussi qu’il y a « des motifs valables» de croire que l’exploitation des migrants entraine des « violations du droit international des droits de l’homme » et du « droit international humanitaire » et la « perpétration de crimes contre l’humanité ».
Dans son rapport, elle souligne des violences systématiques commises dans des centres gérés par le DCIM (Directorate for Combating Illegal Migration), une instance officielle libyenne, comme dans d’autres centres de détentions gérés « par des groupes armés ». Ces violences (viols, tortures, violences physiques travail forcé, menaces par arme à feu, mauvais traitements ) sont un outil dans un système qui permet à certains acteurs de s’enrichir. « Les migrants ont décrit un cercle infini de capture, de libération, de recapture, d’évasion et d’interception. En règle générale, les migrants sortaient des lieux de détention après le paiement d’une rançon, une évasion réussie ou une libération massive, pour être capturés à nouveau par le même acteur qui les avait détenus ou un autre groupe », écrivent les experts dans le rapport.
Dans le rapport, la mission de l’ONU souligne les collusions entre certains responsables de groupes armés, accusés par l’ONU de trafic d’être humains, et la gestion de centres pour personnes migrantes. Fin 2021, Mohamed Al Khodja, chef d’un groupe armé et responsable du centre de détention Tariq Al Sikka, à Tripoli, a été nommé à la tête de la DCIM. Pourtant, dans cette prison de Tripoli, les organisations internationales ont documenté des violences dont du travail forcé. De nombreux gardiens de ce camp étaient des soldats qui ont combattu en 2019-2020 du côté du Gouvernement d’accord national (GNA, gouvernement soutenu et reconnu par l’ONU). Une enquête journalistique de Associated Press a également montré comment une entreprise proche de Mohammed Al Khodja a obtenu un contrat de plusieurs millions d’euros pour fournir nourriture et assistance aux personnes migrantes. « Le réseau de milices fait du profit en siphonnant l’argent envoyé par les fonds européens pour la nourriture et la sécurité des migrants », écrivent les journalistes.
Et c’est bien le financement direct de l’Union européenne, en tant qu’institution, ainsi que de plusieurs états membres, que la mission de l’ONU met aujourd’hui en cause. Car le DCIM est aujourd’hui le principal récipiendaire de l’argent des fonds européens. « Le trafic illicite, la traite, l’esclavage, le travail forcé, l’emprisonnement et l’extorsion de migrants génèrent des revenus importants pour les individus, les groupes armés et les institutions de l’État. Les entités affiliées à l’État en Libye ont reçu un appui technique, logistique et financier de l’Union européenne et de ses États membres, notamment pour l’interception et le retour de migrants en Libye ». Si la responsabilité européenne est engagée, c’est d’abord parce que ces accords sont signés dans le but d’empêcher les personnes migrantes d’arriver en Europe, sans respecter le droit international lié à la migration et à l’asile.