Image d’illustration. Kyle Spradley © MU College of Agriculture, Food & Natural Resources/Creative commons ;
En Algérie, 67% des étudiants sont des étudiantes, mais moins de 20% des personnes qui sont sur le marché du travail formel sont des femmes. Comment expliquer l’écart entre ces deux données ?
La faible présence des femmes sur le marché du travail s’explique d’abord par le fait qu’on ne comptabilise pas les femmes qui travaillent dans le secteur informel, qui doit être un chiffre important. Il y a ensuite des explications macroéconomiques, qui ne sont pas à proprement parler liées aux femmes mais à la situation du pays. L’Algérie est une économie rentière qui ne produit pas suffisamment de postes d’emploi.
Or, les Algériennes vont plutôt vers des métiers où il y a de la stabilité, où elles sont déclarées, où elles ont un salaire tous les mois, même si c’est un salaire qui n’est pas très élevé. C’est pour cela qu’on les retrouve massivement dans la fonction publique, où elles dépassent 50% des employés. Elles choisissent des secteurs où il y a des extensions du care (la santé, l’éducation, l’enseignement supérieur, etc.).
Le marché du travail actuel favorise-t-il l’emploi des femmes ?
Dans le secteur public, nous avons l’égalité salariale : à poste égal, salaire égal. Par contre, dans le secteur privé, il y a des discriminations salariales, et les femmes sont moins bien payées et moins protégées. Elles sont plutôt dans des économies de la nécessité, pas des économies d’opportunité. C’est quelque chose que l’on retrouve dans l’entreprenariat féminin. On voit bien que la majorité des entrepreneuses sont des entrepreneuses de nécessité ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, elles créent leur petite entreprise parce qu’elles n’ont pas vraiment le choix. Plutôt pour subvenir aux besoins de leur famille.
Les femmes cherchent à se mettre à l’abri. Alors que les hommes prennent plus de risques. Le taux de décrochage scolaire chez les garçons est de plus en plus important. Ils s’orientent moins vers l’enseignement supérieur parce qu’ils souhaitent rapidement être autonomes économiquement. Ils choisissent d’aller vers des métiers soit de l’informel, soit un travail formel plus qualifié. Mais le plus important pour eux est d’être autonome financièrement. Ce qui n’est pas la même chose pour les filles. Cela ne veut pas dire qu’elles ne veulent pas être autonomes, mais que les conditions sociales ne leur sont moins favorables.
Ensuite, il y a de la discrimination à l’emploi. Il y a quelques mois, dans le cadre d’un projet de recherche sur la jeunesse mené au CREAD et intitulé Sahwa, la question de l’employabilité a été étudiée. Des femmes expliquent que l’employeur se permet de faire référence à d’éventuels projets de mariage ou d’enfants. Il y a des projections discriminantes qui se font dans le secteur privé où l’on préfère engager des hommes plutôt que des femmes.
Quand on est sur le marché du travail, plus on monte dans la hiérarchie, plus les femmes commencent à disparaître. Il y a clairement un plafond de verre pour les postes à responsabilité, que l’on soit dans le public ou dans le privé. Par exemple aujourd’hui, il y a 66% d’étudiantes en licence mais seulement 4% de rectrices.
Il y a enfin la question des femmes qui accèdent au marché du travail mais qui n’y restent pas. D’abord, il y a celles qui se marient, ont des enfants, et qui finissent par décrocher, parce que c’est trop de gérer à la fois l’espace domestique et l’espace professionnel. Il y a aussi des décrochages qui sont liés aux conditions de travail des femmes, comme les questions de harcèlement ou l’impossible évolution de carrière.
Comment le fait d’être mère a-t-il un impact sur l’employabilité des femmes ?
D’un point de vue sociologique, pour les femmes qui sont mariées et mères de famille, la charge mentale et la charge domestique posent problème à un moment donné. Certaines finissent par abandonner. Parallèlement, il y a un discours de culpabilisation des femmes qui dit : « vous faites et des enfants et vous les faites garder par d’autres personnes ». Dans les entretiens que nous avons menés avec des mères qui travaillent, les femmes nous ont dit : nous avons besoin que l’État prenne en charge cette question en mettant en place un système de crèche, un système éducatif plus développé. Les femmes décrochent aussi parce qu’il n’y a rien qui est prévu pour qu’elles puissent être mères et travailler.
Quelle est l’importance du travail informel ?
Le travail informel est un élément important. On ne peut pas le quantifier, faute de statistiques, mais on peut le qualifier. Dans nos enquêtes qualitatives, nous avons trouvé plusieurs profils de femmes. Certaines travaillent dans des entreprises sans être déclarées. D’autres se déclarent femmes au foyer, alors qu’elles produisent des choses dans le foyer : de la couture, de la cuisine, des gâteaux, de l’artisanat. Et qu’elles vendent ce qu’elles produisent.
Dans les milieux urbains, ce travail informel consiste en la production de denrées, principalement alimentaires, destinées à la vente. Désormais des femmes s’initient au e-commerce et mettent en vente ce qu’elles produisent chez elles. Le numérique offre des débouchés pour les femmes dans l’informel et cela leur permet parfois d’échapper au contrôle d’un tiers masculin, qui est celui qui traditionnellement s’occupe de la vente et prend sa part sur les revenus. Le e-commerce permet de supprimer cet intermédiaire dans la vente.
Dans les zones semi-urbaines et rurales, il y a du travail informel agricole dans le cadre d’une agriculture familiale. Le mari est propriétaire du foncier et déclaré. L’épouse, la mère ou la sœur, travaille mais est invisibilisée. Enfin, plus rarement, il y a des femmes qui sont dans l’informel dans l’espace public. Ce sont par exemple les femmes qui vendent de l’or à Alger.
Vous avez travaillé avec l’économiste, Amina Merah, et l’anthropologue, Imen Merabet, sur la question de l’argent. De quelle manière le travail des femmes, et donc l’argent qu’elles gagnent, participe-t-il aux mutations en cours au sein des familles algériennes ?
Dans nos recherches, nous avons constaté que l’argent était un fil conducteur de nombreuses mutations au sein de la famille. En termes de genre, il y a un déclassement du fils aîné, qui traditionnellement était le pourvoyeur qui allait remplacer le père. La fille aînée prend l’ascendant, change de statut et grimpe au sommet de la pyramide. Elle est la nouvelle pourvoyeuse et remplace, éventuellement, le père, notamment en termes de prise de décision au sein de la famille.
Ce qui ressort du travail de l’équipe de recherche sur les mutations familiales, c’est qu’il y a l’émergence de la figure de la fille qui travaille, une figure à la fois économique et symbolique. Ce sont des filles qui ramènent de l’argent, qu’il soit issu du travail salarié ou de l’informel et de ce fait, leur voix compte plus que ce qui pouvait être le cas par le passé.
Le fait que l’argent des femmes viennent du formel ou de l’informel fait-il une différence quant à leur place dans les familles ?
Ce qui est important, c’est de drainer du revenu, qu’il soit formel ou informel. Mais, les femmes qui ont un travail formel ont peut-être plus d’influence. En plus de drainer de l’économie, elles sont dans des réseaux qui leur permettent de pénétrer dans des systèmes d’intermédiation. Grâce au travail, elles connaissent des personnes dans différents secteurs, et elles gagnent en influence dans la famille. En Algérie, les systèmes d’intermédiation sont des systèmes très importants. Pour trouver un emploi, il est plus sûr de passer par sa famille, ses amis, des gens qui connaissent des gens, plutôt que de passer par l’agence ANEM (l’Agence nationale de l’emploi en Algérie). Ce réseau d’intermédiation est développé dans le cadre du travail formel. En plus du revenu, elles apportent de l’influence.
Des précisions ont été ajoutées dans l’entretien le 31 mars, à la demande de Khadidja Boussaid.