Quel était votre objectif lorsque vous avez accepté de réaliser ce dossier de la revue Contretemps?
Je souhaitais proposer une contribution qui serait utile à la réflexion et à l’intervention. La publication de ce dossier est intervenue dans un contexte de répression, de fermeture, d’abattement et de démoralisation en Algérie. Le Soixantième anniversaire de l’Indépendance n’a pas donné lieu à une fête populaire, à de l’euphorie ou à de la liesse. Bien au contraire… Dans ce contexte de reflux du Hirak, ce mouvement populaire qui a suscité tant d’espoirs en février 2019, il apparaissait nécessaire voire urgent de profiter de ce moment pour faire le point, d’autant qu’au sein de la gauche française et internationale, la situation n’est guère plus réjouissante.
Par conséquent, quand l’équipe de la revue Contretemps m’a donné l’occasion de publier ce dossier, je me suis demandé comment je pouvais être utile dans cette conjoncture, sans verser dans le défaitisme ou la démoralisation. J’ai ainsi voulu donner la parole à différentes personnes qui ont des parcours pluriels et venant d’horizons variés pour alimenter le débat, sans sectarisme. Mon objectif, aujourd’hui, est de transmettre un capital théorique, intellectuel et politique, afin de donner des outils à qui voudra s’en servir.
Ce dossier s’ouvre par un entretien que vous avez réalisé avec Mohammed Harbi sur la question du pluralisme. Pourquoi ce choix ?
Lors des entretiens que j’ai réalisés avec Mohammed Harbi (membre du FLN pendant la guerre d’indépendance, conseiller du premier Président algérien Ahmed Ben Bella, ndlr) depuis 2018, nous avons discuté de son parcours de l’Indépendance à nos jours, de problématiques culturelles, politiques, religieuses. Dans le cadre de ce dossier, la question du pluralisme me paraissait la plus pertinente, d’autant qu’elle me semble la moins discutée par les intellectuels et les militants. C’est un sujet important car on se demande souvent quelles sont les étapes de l’autoritarisme algérien, comment s’est mis en place le système de parti unique, si tout était joué d’avance, ou si, au contraire, des individus et des groupes pensaient à des alternatives plus démocratiques… Mohammed Harbi, partisan de l’autogestion, a fait partie de ceux-là.
La publication de cet entretien sert précisément à comprendre qu’il ne faut pas écrire l’histoire en fonction de la situation présente. Il s’agit plutôt de rendre compte des controverses, des luttes et des obstacles, d’autant les débats d’hier peuvent, en partie, nourrir les interrogations de nos contemporains. À mes yeux, la question du pluralisme (politique, religieux, culturel, etc.) reste primordiale.
Dans cet entretien, Mohammed Harbi dit certaines choses qui sont très contemporaines, à propos du parti unique, perçu comme une solution pour éviter d’aggraver la crise, ou du débat pour un choix entre socialisme et capitalisme. Finalement, ce sont les mêmes problématiques qu’aujourd’hui ?
Au cours de mes échanges avec Mohammed Harbi, j’ai découvert avec intérêt les discussions qui avaient lieu dans les années soixante, dans les tous premiers temps de l’Indépendance, quand l’espoir était encore permis. De nombreuses questions n’ont jamais été réglées et restent donc en suspens. Nous sommes confrontés, peu ou prou, aux mêmes problématiques centrales, qui peuvent cependant varier dans leur formulation : qui contrôle les ressources ? comment s’organisent les activités productives ? qui a le droit d’être associé aux prises de décisions ? Nous ne sommes pas sortis de ces questionnements. Mais ce n’est pas une caractéristique propre à la société algérienne : c’est une problématique universelle.
Vous avez demandé à une série de personnalités quelles étaient les figures de la lutte pour l’indépendance qui les avaient marquées. De nombreuses personnes évoquent le Mouvement national algérien (MNA) ou Messali Hadj (fondateur du MNA, ndlr). Est ce parce que Contretemps est une revue de gauche, ou est-ce parce que ce mouvement a plus marqué les mémoires collectives que ne le laissent penser les histoires officielles ?
En effet, cela m’a frappé en recevant les réponses des artistes, intellectuels ou militants sollicités pour ce dossier. Peut-être est-ce dû au fait que je posais les questions (Nedjib Sidi Moussa est l’auteur de « Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj », PUF/ Barzakh 2019, ndlr). Plus fondamentalement, chez les personnes qui ont une connaissance historique et un ancrage à gauche, reconnaître le rôle déterminant de Messali Hadj et de ses organisations dans la lutte pour l’Indépendance est un fait indiscutable. Il ne s’agit pas d’en faire l’apologie ou d’approuver a posteriori toutes ses décisions – voire, pire encore, de le faire passer pour ce qu’il n’était pas – mais quand on réfléchit sérieusement aux personnalités ayant incarné le combat anticolonialiste, son nom revient à coup sûr. De ce point de vue, il y a un décalage énorme entre les faits historiques et la façon dont on évoque cette personnalité, sans oublier ses partisans (complètement occultés), dans le champ politico-médiatique algérien.
Vous demandez également à ces personnes quels liens elles font avec d’autres luttes dans le monde. Pourquoi est-il important pour vous de montrer ces liens que l’on peut faire entre l’Indépendance algérienne et d’autres contextes internationaux ?
C’est une façon de balayer le nationalisme algérien et le nationalisme français. Beaucoup trop d’intellectuels partent du principe que la lutte pour l’Indépendance est un processus historique qui ne concernerait que les Algériens ou les Français. J’estime plutôt que les luttes d’émancipation intéressent tous ceux qui s’y reconnaissent et y prennent part, sans exclusive. D’autant que la cause de l’Indépendance a été soutenue à travers le monde par des personnes qui n’étaient ni françaises, ni algériennes. Chez beaucoup, cet engagement participait du combat contre les injustices globales et la chute du colonialisme (assimilé à l’impérialisme et au capitalisme) devait annoncer l’avènement du socialisme en Algérie, en Afrique, en Asie et partout ailleurs. Il convient aussi de le rappeler.
Quand je lis, ici ou là, que l’histoire de la lutte pour l’Indépendance ne concernerait que les Algériens, que seuls les historiens nationaux auraient le droit de l’écrire et qu’ils devraient s’adresser prioritairement – voire exclusivement – à leurs compatriotes, il y a de quoi s’inquiéter : c’est une dérive chauvine que je ne saurais cautionner. L’objectif des réflexions partagées dans ce dossier consiste précisément à ouvrir les frontières et les imaginaires. Une partie de la société algérienne est prête à cela et le met déjà en pratique, d’une façon ou d’une autre, en privé ou en exil. L’un des enjeux pour les années à venir est de briser les tabous qui pèsent sur les générations montantes afin de surmonter les obstacles, psychologiques ou politiques – à commencer par le nationalisme et la religion – qui brident l’expression publique des aspirations légitimes de la population : antimilitarisme, athéisme, avortement, homosexualité, etc.
Pourquoi dites-vous que la lutte pour l’Indépendance a transformé « en profondeur » les sociétés ?
C’est d’abord une évidence pour rive sud de la Méditerranée. La révolution anticoloniale, tout comme la guerre française menée contre le peuple algérien, ont transformé les mentalités, les paysages, les institutions, etc. N’en déplaisent à ceux qui auraient tendance à relativiser l’importance de ce processus historique, il y a bel et bien eu rupture avec un système injuste, criminel et raciste. De ce point de vue, ce fut incontestablement une victoire politique pour les colonisés. Mais c’est aussi un changement en profondeur pour la rive nord de la Méditerranée ainsi que l’a déjà souligné l’historien Todd Shepard dans son ouvrage 1962. La lutte pour l’Indépendance – tout comme celle pour le maintien de la fiction de « l’Algérie française » – a mis aux prises des forces antagoniques, qui se sont affrontées dans un climat marqué par un haut niveau de violence et de répression. Cette expérience a constitué un marqueur identitaire très fort pour ces « générations algériennes », qu’il s’agisse de l’extrême-gauche anticolonialiste ou de l’extrême-droite impérialiste.
Lors des dernières élections françaises, nous avons assisté, à travers la figure d’Eric Zemmour, à la résurgence décomplexée d’une nostalgie impériale, réactionnaire et xénophobe. Or, le polémiste d’extrême droite n’a rien inventé : il n’a fait que reprendre les éléments de langage des nostalgiques de « l’Algérie française » dont le ressentiment à l’égard des travailleurs algériens immigrés en France s’est transformé en rejet de tout ce qui touche de près ou de loin ces populations accusées de mettre en péril l’intégrité nationale.
De l’autre côté de la barricade, ce marqueur a été refoulé pour différentes raisons. Pour la gauche anticolonialiste, les Algériens n’étaient pas des étrangers comme les autres. Cependant, un fossé s’est creusé progressivement : du fait de l’autoritarisme qui s’est installé en Algérie, de la désillusion des « pieds-rouges », de la généralisation de l’arabisation, de la montée de l’intégrisme islamique, puis des déchirements causés par la guerre civile. Une distance s’est installée, durablement, à mesure que la gauche révolutionnaire perdait du terrain sur les deux rives de la Méditerranée, à tel point que la question algérienne suscite autant l’intérêt que le malaise chez une gauche française dont certains représentants ont préféré soutenir le régime militaro-policier après 1965 ou l’opposition islamiste à partir de 1992. Cela s’est vu par exemple en 2019.
Vous évoquez aussi dans un texte le fait que les débats autour du « colonial » ont encore un impact sur la société française aujourd’hui.
La question coloniale, que je prends au sérieux dans mes engagements et travaux, a régulièrement surgi dans les débats publics, la plupart du temps à travers des polémiques stériles, alimentées par des mouvements qui sont, à mon sens, tout à fait problématiques sur les plans intellectuel et politique, ainsi que je l’ai souligné dans mon premier livre, La Fabrique du Musulman. De nombreux éléments se réclamant de la mouvance décoloniale estiment que les descendants de colonisés, ne vivraient pas la même réalité que les autres membres de la société française, en raison d’une subjectivité particulière qui résulterait de la domination subie jadis par leurs aïeux. À cause de ce critère héréditaire, qui pourrait donner lieu à des discriminations, les « descendants de l’immigration postcoloniale », comme certains les désignent désormais, devraient se retrouver dans des espaces spécifiques et se regrouper dans leurs propres organisations. C’était le cas du groupusculaire Parti des Indigènes de la République, qui a démontré, de ce point de vue, l’échec retentissant d’un tel projet, même si d’autres essaient de nos jours de poursuivre cette entreprise en évitant les excès qui ont causé sa perte.
Je pense que si l’on aspire à une transformation révolutionnaire de la société, cela passe inévitablement par la création de dynamiques contestataires qui entraîneraient le plus largement possible les exploités – sans condition d’âge, d’origine, de religion ou de sexe – dans la remise en cause de l’ordre établi. Ce n’est pas en s’enfermant dans une vision de l’histoire tronquée (essentialiste, fantasmée ou victimaire) et en dénonçant les « privilèges » de ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre, que l’on va réussir. C’est même tout le contraire. Aux Etats-Unis, il y a des débats passionnants sur ces questions chez les militants socialistes.
Dans l’une des tribunes du dossier, vous dites qu’il faut rompre avec « la sacralisation et les légendes autour de l’indépendance ». Que voulez-vous dire ?
Si j’ai pris part au Hirak, comme des millions d’autres, quelque chose m’a toutefois gêné dans ce que j’observais, à savoir la convocation répétée – pour ne pas dire obsessionnelle – des symboles de la lutte pour l’Indépendance (drapeaux, chants ou portraits). C’est intéressant à analyser pour le chercheur, mais je ne voyais pas en quoi c’était pertinent dans la lutte contre le régime, d’autant que l’instrumentalisation de cette séquence historique était un levier que le pouvoir ne se gênait pas d’utiliser pour son propre compte.
La tribune invite à en finir avec les tabous, les non-dits, les sujets que l’on n’ose pas aborder par peur d’égratigner certaines figures historiques. En mettant collectivement sur un piédestal les combattants de l’Indépendance – à commencer par les martyrs –, en faisant d’eux des « surhommes », cela fait de nous des « sous-hommes ». En partant du principe que leurs actes des morts étaient extraordinaires, nous considérons que nous, vivants, ne pourrons jamais égaler leur audace. Il ne s’agit pas de cracher sur les tombes, mais il est nécessaire d’analyser les processus tels qu’ils se sont déroulés, de faire de l’histoire à hauteur d’homme, de ne s’interdire aucune question et encore moins la critique.
On a souvent tendance à présenter la révolution anticoloniale comme un affrontement manichéen entre colons et colonisés, perçus comme deux blocs homogènes. Or, ces deux groupes humains ont été traversés de contradictions et de déchirements. En l’occultant, on s’empêche de comprendre certains conflits dans la société algérienne, mais aussi dans la société française. Il est également crucial de rappeler qu’il y a eu une vie (politique, sociale, culturelle, etc.) après 1962. Dans l’Algérie indépendante, des groupes de l’opposition de gauche, certes embryonnaire, ont mis en question le nationalisme, le patriarcat, le régionalisme ou la religion. Ils ont existé. Quel est leur héritage aujourd’hui ? Que fait-on de ce capital politique ? Ces questions sont d’une actualité brûlante, c’est pourquoi j’ai voulu mettre en lumière ces voix contestataires et oubliées dans mon anthologie intitulée Dissidences algériennes. Il faut lutter coûte que coûte contre l’enfermement national et nationaliste, mais aussi contre ce réflexe qui consiste à revenir machinalement à la période antérieure à 1962, donc au moment colonial – comme si l’histoire de cette population et de territoire ne se résumait qu’à la présence française –, et avoir l’audace de se projeter et envisager l’avenir avec optimisme.
Dans cette tribune, vous appelez à une « révolution culturelle ». Qu’est ce que vous entendez par cela?
Dans la perspective du vieux mouvement ouvrier, la révolution sociale – qui est aussi mentionnée dans cette tribune parue initialement dans Le Monde – est synonyme d’abolition de la propriété privée. Nous avons souhaité, avec Mohammed Harbi, mettre en avant son articulation avec la révolution culturelle, précisément afin de ne pas en faire une simple question d’histoire mais un projet d’avenir.
En Algérie, la question culturelle est spontanément associée à celle du pluralisme linguistique. Pourtant, il convient de l’aborder plus largement, dans une optique résolument progressiste, en assumant le fait de contrevenir aux « constantes nationales », en se confrontant pied à pied aux conservateurs, avec l’ambition de reconquérir le terrain perdu faute de batailles menées jusqu’à leur terme.
On a par exemple assisté à un recul sur la question de la séparation de la religion et de l’Etat. Jusqu’aux années 1990, les opposants de gauche osaient employer le mot de laïcité. Certaines personnes étaient très offensives à l’égard de la religion. Aujourd’hui, ces discours n’existent plus dans l’espace public algérien. Ils ont été « effacés » par l’assassinat, l’autocensure, l’exil, la peur ou la répression. Jusqu’à quand ?
Photos : Kenchela, 1962 / Omar Malo-Creative Commons.