En 2018, quand vous lancez le projet « 1000 autres », quel était votre objectif ?
En janvier 2018, quand j’ai découvert cette archive qui donnait les noms d’un gros millier d’Algériens ayant été arrêtés par l’armée, et qui étaient recherchés par leurs familles, j’ai voulu répondre à la question : « que sont ils devenus? » Je savais que ce n’était pas du côté des Archives coloniales françaises que j’aurais la réponse à la question mais qu’il faudrait s’adresser aux proches et aux familles et aux descendants. L’idée d’un appel à témoignage a germé pendant que je photographiais les fiches en questions.
Le processus s’est accéléré lorsque quelques mois plus tard nous avons appris qu’Emmanuel Macron s’apprêtait à reconnaître la responsabilité de la France dans la disparition de Maurice Audin (Mathématicien, militant communiste, enlevé et assassiné par l’armée française en 1957, ndlr). J’ai travaillé comme un fou pour que le site puisse être mis en ligne deux jours après la visite d’Emmanuel Macron à Josette Audin. C’est pour ça que notre site s’appelle « Des Maurice Audin par milliers ».
Pourquoi c’est important pour vous à ce moment là de savoir ce que sont devenues ces personnes disparues?
Maurice Audin est le seul dont l’histoire est connue, le seul qui ait fait l’objet d’une « affaire » en France. Mais derrière lui, il y avait un nombre inconnu mais très important d’Algériens qui avaient subit le même sort mais qui étaient restés dans l’anonymat le plus complet. C’était ça l’intérêt historiographique de la découverte. Tout d’un coup, on avait des noms, des professions, des adresses, des noms de famille, des circonstances.
J’ai lancé le projet avec le soutien de l’Association Maurice Audin au départ, mais je connais très peu la société algérienne, et je n’étais pas sûr d’arriver à un résultat. J’ai présenté le projet à des historiens et historiennes et Malika Rahal, (Historienne, chargée de recherche au CNRS et autrice d’un livre sur Ali Boumendjel, un avocat algérien assassiné à Alger par l’armée française en 1957, ndlr), m’a dit : c’est formidable. Depuis, nous travaillons ensemble. Malika Rahal a une connaissance de l’histoire algérienne contemporaine et de la société algérienne, qui permet a de tirer un bien plus grand parti à tout ça que je n’aurais pu le faire seul.
En quatre ans, vous avez pu confirmer 360 disparitions, vous provoquez une série d’articles dans des médias français, algériens et internationaux, et une série racontant l’histoire d’un disparu, Slimane Asselah, a été publiée en France par Médiapart. Est-ce que vous considérez que cette visibilité est une réussite ?
Cet appel à témoignage a sorti ces personnes de l’anonymat dans lequel elles étaient maintenues depuis 1957. L’anonymat était la seule victoire obtenue par les parachutistes (corps de l’armée française, dirigé par le général Jacques Massu, qui a pouvoir de police à Alger en 1957 et qui organise la torture, ndlr) : ils avaient réussi à faire en sorte que les noms de celles et ceux qu’ils ont assassiné et fait disparaitre ne soient jamais connus.
On obtient également quelque chose d’assez extraordinaire : l’expression d’une gratitude de la part des familles concernées. Le fait de voir rendu visible aux yeux du monde entier le nom de leur disparu, leur photo, quand ils en ont une, leur histoire, est pour elles une forme de reconnaissance. On sent que c’est extrêmement important.
Quel est l’intérêt pour un historien de sortir des gens de l’anonymat ?
On voit, à travers les documents, que ce que la propagande française a appelé « la bataille d’Alger », présentée comme une guerre contre le terrorisme, touchait en réalité toute la population algérienne et tout mouvement politique autonome critique de la présence française que l’on voulait éradiquer. Roger Trinquier (officier parachutiste, ndlr) utilise le mot « épurer ». Les récits nous apprennent des choses sur les réalités de la résistance algérienne et de sa répression à cette époque-là : on apprend quelles professions étaient celles des gens concernés, ça nous apprend comment toutes les familles concernées ont remué ciel et terre dans la mesure de leurs maigres moyens, comme Josette Audin, mais avec beaucoup moins de résultats parce que c’était des colonisés, pour obtenir la vérité et la justice.
Tout un pan de cette histoire était inconnu. On ne connaissait que Maurice Audin, on disait qu’il était emblématique, mais non, il était totalement exceptionnel. C’est le seul européen que les militaires ont commis l’erreur de faire disparaitre.
Dans la série sur Slimane Asselah, vous dites que des rues et locaux hospitaliers portent son nom en Algérie. Son nom et sa disparition sont donc connus par la société algérienne. Que permet votre travail pour la société algérienne ?
Je ne connais pas bien la société algérienne mais ce qu’on sent, à travers notre site, c’est le désir chez les gens de faire entrer leur histoire dans la grande Histoire.
Comment procédez-vous pour écrire les histoires de ces disparus ?
Nous avons des réponses à nos appels à témoignage très hétérogènes. Parfois, on a des réponses très évasives que l’on ne comprend pas toujours bien. Les gens croient souvent qu’on sait déjà ce qu’est devenu leur parent, qu’il a disparu. Alors que ce n’est pas le cas. Nous, ce que l’on demande c’est : qu’est devenue cette personne après son arrestation ?
On a un certain nombre de réponses plus élaborées. Dans le cas de Slimane Asselah, son neveu qui est professeur de mathématiques dans une université française, et qui a été lauréat du Prix de mathématiques Maurice Audin il y a quelques années, a commencé à nous raconter l’histoire. Nous avons échangé avec d’autres membres de la famille. Malika Rahal a commencé en 2019 à faire des entretiens à Alger avec les familles de disparus, dont celle de Slimane Asselah. Puis je suis tombé dans les archives sur d’autres documents. La famille Asselah a réussi quelque chose d’exceptionnel à l’époque : faire déclencher une enquête de gendarmerie par la Commission de sauvegarde des droits et liberté individuels en 1960. J’ai donc mis la main sur un procès verbal d’interrogatoire des témoins de cette affaire. Là, nous avons de quoi raconter l’histoire d’une disparition, comme on a pu raconter celle de Maurice Audin.
Pour les autres, il n’y a pas d’enquête connue donc moins de sources ?
Pour les autres disparus, l’enquête se résume à une lettre de proches qui saisissent la commission de Sauvegarde, et une réponse de la commission qui dit : nous sommes au regret de ne rien pouvoir vous dire. Parce que la commission a demandé aux militaires et les militaires ont dit : on ne l’a pas arrêté ou on l’a relâché.
Dans l’affaire Slimane Asselah, c’est l’intervention de notables en France qui a donné de l’ampleur à l’enquête. Mais c’est un simulacre d’enquête : on a le nom de l’officier de renseignement de l’époque, qui l’a probablement torturé ou fait torturer, mais personne n’est jamais allé demander quoique ce soit à ce monsieur parce que l’hypothèse que l’armée ait pu assassiner Slimane Asselah n’est jamais prise en compte par l’enquête. Elle n’arrive à aucune vérité.
Dans un entretien avec la presse algérienne, vous dites que l’intérêt du projet est d’écrire l’histoire avec des sources algériennes, pas uniquement avec des archives coloniales. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, soixante ans après l’Indépendance, ce soit encore un point à souligner ?
Ce qu’on a fait avec les disparus, interroger les Algériens, on aurait du le faire il y a bien longtemps. C’est une démarche qui a été faite, par Jean Luc Einaudi pour son travail sur le 17 octobre, par Malika Rahal pour son livre sur 1962, par Matthieu Rigouste pour son enquête sur 1960, « Un seul héros le peuple ». Mais le problème est que c’est très tard. S’agissant de 1957, les gens sont aujourd’hui très âgés.
Il y a des efforts qui sont faits pour décentrer cette histoire. Mais quand vous regardez les livres à grand succès écrits sur cette période là y compris les romans, c’est une reprise de la version des militaires, de Massu, Godart (Yves Godart, officier parachutiste, ndlr) et Trinquier. C’est encore à déconstruire.
Sur toute cette période là, si on s’en tient aux Archives françaises, on n’a qu’un point de vue colonial sur tout ce qu’il s’est passé. Le problème des archives algériennes est important aussi. L’accès est compliqué.
En France, il reste encore des archives, qui n’étaient pas destinées à être rendues publiques, comme celles sur la grève des huit jours, sur lesquelles travailler. Sous Emmanuel Macron, il y a eu une fermeture massive des archives, notamment sous la question du secret défense. Le chercheur Christophe Lafaye par exemple, qui travaille sur les armes chimiques utilisées il y a soixante ans, se heurte à une interdiction d’accéder aux archives.
En 2018, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’état français dans l’assassinat de Maurice Audin. En 2021, il a reconnu la responsabilité de l’armée française dans la torture et l’assassinat de Ali Boumendjel. Ces disparitions sont pourtant connues depuis 60 ans. Le livre de Pierre Vidal-Naquet sur l’affaire Maurice Audin est publié en 1968, celui de Malika Rahal sur Ali Boumendjel est publié en 2010. Pourquoi est-ce que la France se contente de reconnaître des noms au compte goutte, alors qu’on a connaissance de ces milliers de disparitions depuis soixante ans ?
Nous sommes dans un contexte politique qui rend les choses compliquées, plus encore qu’à l’époque de Jean-Luc Einaudi. On a reculé de ce point de vue là. Lors du Soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, l’un des députés du Rassemblement national (nouveau nom du Front National, parti d’extrême droite, ndlr) a fait applaudir sur laïus sur le bon temps de l’Algérie française.
Emmanuel Macron a essayé de faire des gestes qui ne lui coûtaient pas trop. Parce que la responsabilité de l’état dans la mort de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, ce sont des portes ouvertes depuis longtemps. Maintenant, il existe un chantage à la repentance : un concept qui a été inventé par l’extrême droite et qui s’est désormais généralisé et est assumé par l’Elysée. Le conseiller « mémoire » de l’Elysée, Bruno Roger-Petit, commence ses communiqués à chaque fois qu’un geste est fait sur la question coloniale par : Nous n’allons pas faire de repentance.
En réalité, ce qu’il n’est toujours pas possible de faire, c’est que la France admette que dans la guerre d’Algérie par exemple, il y avait des gens qui étaient dans leur bon droit, les Algériens qui réclamaient leur Indépendance, et un état qui a bafoué ses principes de façon extrêmement grave, en menant une sale guerre coloniale. Ça c’est toujours impossible à dire. Il y a une droitisation de la société française, qui fait que c’est encore plus difficile qu’il y a trente ans.
Mais cette position politique n’est-elle pas hypocrite ? Parce qu’en parallèle, la part de la société française qui est consciente des réalités coloniales, des réalités de la guerre d’indépendance algérienne, notamment au sein des Français descendants de personnes immigrées algériennes, est croissante.
Et pas seulement au sein de cette partie de la société française. Il y a un décalage énorme entre la représentation dans les élites politiques, médiatiques qui sont actuellement au pouvoir, et la réalité de la société française. En tant qu’enseignant, j’ai enseigné la colonisation, la guerre d’Algérie, dans des classes de toutes sortes, je n’ai jamais eu le moindre soucis. Il y a une attente très forte dans une grande partie de la société française pour que l’on dise la vérité, qu’on en apprenne d’avantage, etc … Mais il y a une crispation identitaire nationaliste en France qui empêche de regarder les choses en face.
Par rapport à un pays comme la Belgique où il y a un travail sur la question coloniale, en France, la pression militante sur le pouvoir pour lui faire dire les choses est moins forte. En Belgique, il y a des collectifs extrêmement actifs qui ont obtenu que le Parlement belge planche sur les crimes coloniaux de la Belgique au Congo. On en est loin en France.
Aujourd’hui, que demandent les familles de disparus ?
D’abord, ce qu’elles souhaiteraient, c’est connaître un jour les circonstances de la mort de leurs disparus et surtout, ce qu’on a fait de leur corps. Sur un plan général, elles demandent la reconnaissance de la vérité. On n’a jamais entendu une famille nous parler d’excuses. C’est une problématique fantasmatique et le concept de repentance a été forgé par l’extrême droite dans les années 2000, en réaction aux avancées dans les années 90, sur le 17 octobre ou la torture.