Quel avenir pour les nouvelles générations d’agriculteur.ices en Méditerranée ?

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Mis à jour le 14/04/2021 | Publié le 26/03/2021
Alors que le poids du secteur agricole reste important dans de nombreux pays de la Méditerranée, la précarité pèse sur les exploitant.es. Entre volonté d’évoluer vers des modèles agricoles plus respectueux de l’environnement et nécessité de dégager des revenus suffisants, les nouvelles générations font face à de nombreux défis et mettent en place de nouvelles stratégies.

Virginie Le Borgne (Beyrouth) – Coline Charbonnier (Marseille)

Depuis un demi-siècle, l’agriculture connaît une chute spectaculaire de ses effectifs dans la région méditerranéenne. Mais elle demeure un puissant pourvoyeur d’emplois, avec des disparités importantes selon la région. Dans les pays méditerranéens de l’Union européenne, le nombre d’actifs agricoles est passé de 7 millions de personnes en 1990 à 4 millions actuellement, soit environ 7% de la population active totale de ces pays. Au sud de la Méditerranée, environ 34 millions de personnes travaillent dans le secteur agricole (soit 25 à 30% de la population active) contre 30 millions en 1990. Il y a, là encore, de forts contrastes entre les pays : 43% de la population active en Turquie, 33% au Maroc, 5% seulement en Libye et 3% au Liban.

Avec des inégalités de développement des modèles agricoles parfois très importantes entre industrialisation de la production et grandes exploitations versus exploitations de subsistance, l’une des problématiques centrales sur toutes les rives de la Méditerranée reste la précarité du métier. Dans une étude publiée le 5 novembre 2020 portant sur la situation en Nouvelle Aquitaine en France, l’Insee note ainsi que les agriculteur.ice.s sont souvent obligé.es de compléter leur salaire avec des revenus d’une autre activité ou bien les revenus de leur conjoint.e. Dans ces foyers agricoles, une personne sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté avec 1 041 euros par mois en 2017. Par comparaison, au sein de la population totale, une personne sur huit vit sous ce même seuil de pauvreté.

Au sud du bassin méditerranéen, les espaces ruraux sont, eux, marqués par le manque d’accès aux infrastructures collectives (eau, électricité, soins, etc.), mais aussi par le sous-emploi et l’analphabétisme. Deux tiers de la population pauvre du Maghreb vivent ainsi en milieu rural ; les paysan·nes sont de plus en plus nombreux·ses à devoir coupler leur activité agricole avec un travail précaire en ville (chantier, usine) et de nombreux ruraux ne survivent que grâce aux transferts de fonds d’un membre de la famille émigré à l’étranger ou travaillant dans la capitale. L’indice de pauvreté en milieu rural est toujours largement supérieur à celui qui prévaut en milieu urbain : ainsi pour la population en Algérie (17% contre 7%) ou celle au Maroc (27% contre 12%).

“Et si vous faisiez pousser des fermes ?”

Face à cette pauvreté et cette précarité, le renouvellement des agriculteur.ice.s est un défi. En France, on compte quatre fois moins d’exploitant·es agricoles en 40 ans selon l’Insee. Et alors que la taille des exploitations a augmenté, la part des agriculteur.ice.s exploitant·es dans l’emploi a fortement diminué, passant de 7,1 % en 1982 à 1,5 % en 2019. La très grande taille des fermes, et l’importance de l’endettement font que les outils de production ne sont souvent pas transmissibles. Pour permettre le renouvellement des exploitations et alors que d’ici 10 ans la moitié des chefs d’exploitation partira à la retraite, les associations professionnelles tentent d’aider les agriculteur.ice.s à penser et consolider de nouveaux modèles économiques. C’est le cas par exemple de la Confédération Paysanne qui sensibilise à ces questions. Car si de nombreux jeunes souhaitent s’installer, les fermes sont souvent trop spécialisées, ou trop grandes. S’ajoutent à cela des mécanismes d’aide à l’installation pas toujours adaptés. Aujourd’hui par exemple, pour bénéficier de la Dotation Jeunes Agriculteurs (et se lancer dans le métier), la limite d’âge est fixée à 40 ans. Or, les associations professionnelles constatent de plus en plus de reconversion, et donc de personnes qui arrivent avec de nouveaux projets mais qui ont dépassé l’âge limite pour recevoir la dotation. En 2014, 35% des nouveaux installés avaient ainsi plus de 40 ans.

Pour ne pas voir les terres rurales délaissées au profit d’immenses exploitations agricoles et faire revivre les campagnes, des communes ou associations proposent des alternatives. C’est le cas par exemple de certaines communautés de communes qui aident à la reprise en mettant les bâtiments à disposition contre un loyer dans le cadre de fermes communales, limitant ainsi l’investissement de départ nécessaire. « Les élus réalisent l’importance de continuer à produire local et de ne pas laisser partir les forces vives », explique Régine Cannelle, membre de la Confédération Paysanne en Bourgogne Franche-Comté. La ferme de la Grangette dans le Grésivaudan a été créée sur ce modèle et emploie aujourd’hui cinq personnes.

« Et si vous faisiez pousser des fermes ? » c’est avec ce slogan que l’association Terre de Liens participe également au renouvellement des agriculteur.ice.s. Né en 2003, le mouvement s’articule autour de trois idées centrales : accompagner les paysan.ne.s au retour à la terre, accéder au foncier  grâce à une épargne solidaire et réunir des dons et legs via une fondation pour racheter des terres qui risquent de perdre leur usage agricole. Depuis sa création, 223 fermes ont pu ainsi être acquises et quelques 6 400 hectares de terres agricoles ont pu être préservés. Un moyen de donner naissance à des projets innovants créateurs d’emploi, comme dans le Limousin. C’est là qu’un collectif de 11 amis, ingénieurs agricoles pour la plupart mais aussi charpentier, a repris une exploitation d’élevage bovin avec l’aide de Terres de liens qui a pu racheter les terres et leur louer. Le collectif produit à présent fromages, pains, bières, fruits et légumes afin de se diversifier et de ne pas faire reposer le modèle sur une seule activité.

Des jeunes porteur.euses d’innovation

Car avec le renouvellement des générations, ce sont aussi les modèles de développement agricole qui évoluent. Au Maghreb par exemple, plusieurs études montrent que les jeunes générations sont peu prises en compte dans les statistiques –qui dénombrent souvent les chefs d’exploitation mais pas les travailleur.euse.s agricoles- alors même qu’ils et elles sont porteur.euse.s d’innovation. Ces nouvelles générations visent généralement des exploitations de tailles plus réduites et proposent des solutions innovantes pour faire face par exemple au problème d’accès à l’eau. « Ces jeunes sont en effet particulièrement visibles dans l’agriculture irriguée », selon une recherche parue dans la revue Tiers Monde en 2014*. « Un secteur propice à l’installation des jeunes et soutenu par les États ». En Algérie, cela passe par exemple par une redynamisation de l’agriculture saharienne grâce à l’émergence de nouvelles formes d’agriculture. Les jeunes de l’oasis de Sidi Obka (400 kms au sud-est d’Alger) ont ainsi réussi à accéder aux eaux souterraines bordant la palmeraie en occupant de manière informelle des terres inexploitées et alors même que l’État se désengageait financièrement du foncier dans les années 1980. « L’apparition du maraîchage sous serre durant les années 1980 et le développement progressif de commerces de matériels agricoles et hydrauliques au début des années 1990, constituent des facteurs accélérateurs des nouvelles dynamiques agricoles », explique les auteurs d’un article paru dans la revue Cahiers Agricultures en novembre 2015**.

De manière générale, les jeunes agriculteur.ice.s ne se caractérisent pas par leur âge mais par rapport à leur aspiration à pratiquer une agriculture moderne. C’est le cas également plus à l’est de la Méditerranée, au Liban.

Dans un Liban exsangue, les jeunes mettent les mains dans la terre

Six semaines après le début de la révolution au Liban, le 17 octobre 2019, un homme s’est pendu près de son domicile, n’ayant plus les moyens de nourrir sa famille. Ce drame a provoqué une onde de choc dans la population et une « réaction émotionnelle », chez Rabih Hamid, un Libanais de 34 ans. Ce dernier a rapidement posté un message sur les réseaux sociaux pour savoir qui aurait une terre pouvant être utilisée à des fins agricoles. Les réponses n’ont pas tardé. L’ingénieur bionique de formation, dans l’industrie du bâtiment depuis dix ans, a ensuite investi grâce à son capital personnel. Depuis, Rabih Hamid plante légumes en tous genres et possède quarante sortes d’animaux sur une parcelle de 10 000 m2 à Ain Dara, à une trentaine de kilomètres à l’est de Beyrouth. Le terrain compte en prime des pommiers et des arbres à baies. 

En l’espace d’un an, soucieux de ne plus dépendre de produits importés devenus hors de prix en raison d’une crise économique catastrophique, des dizaines de Libanais·es ont emboité le pas à Rabih Hamid. Pour lui, la nouvelle génération d’agriculteur·rices au Liban se divise en deux catégories : « Celle qui a choisi l’agriculture et celle poussée à le faire à cause de la dévaluation de la livre libanaise (en moyenne 8500 livres libanaises pour un dollar au marché noir contre 1500 pour un dollar il y a un an ). Cette deuxième catégorie d’agriculteurs souhaite profiter du matériel brut disponible au Liban qui n’est pas affecté par la dévaluation à savoir la terre, l’eau et le soleil ».

« En novembre 2019, on a commencé à parler de la souveraineté alimentaire avec des amis dans les tentes de la révolution, explique Serge Harfouche, un des fondateurs du « Mouvement du basilic », une initiative dont le but est de mettre en place des coopératives agricoles. « Des gens qui n’avaient jamais fait d’agriculture sont venus nous voir pour nous dire qu’ils voulaient planter. Ils ont trouvé des terrains, des systèmes d’irrigation et nous, on leur a fourni les semences ». Désormais, dans le quartier populaire d’Abou Samra à Tripoli, au nord du Liban, des jeunes cultivent aubergines, tomates et poivrons sur un terrain de 10 000 m2 récupéré à la municipalité, censée en faire un parc public depuis quinze ans. Leur production est distribuée aux gens dans le besoin.

Outre l’envie de se détacher d’un marché peu régulé par un État libanais déliquescent, ces initiatives mettent en avant un secteur agricole négligé depuis des années. « L’État libanais a prouvé qu’entre 1962 et 1968, on pouvait avoir 48 % de progression du PIB agricole mais à partir de 1968, on a plafonné puis agonisé, balaye Riad Fouad Saade, à la tête du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL). « En 2018, on a eu un PIB agricole égal, à valeur constante, à celui de 1962 alors que le PIBA du Japon a fait un bond de 700 % et celui de l’UE de 400 % », poursuit ce professeur d’économie rurale. Il regrette un secteur agricole libanais dysfonctionnel dont le problème provient du fait « qu’il n’y a jamais eu de gouvernement ayant des options sociales pour le monde rural. Or, sans elles, les options économiques sont impossibles. Par conséquent, tous les soi-disant plans et stratégies pour l’agriculture libanaise sont des modèles qui peuvent être aussi bien utilisés pour le Zimbabwe que pour le Maroc ». 

À l’absence d’implication de l’État dans le secteur agricole s’ajoutent des formations insuffisantes. « C’est aberrant, parmi les cinq facultés d’agronomie qui existent au Liban, aucune ne dispense de cours d’agriculture libanaise », observe le professeur d’économie rurale. Quelques associations viennent pallier cette situation, comme le collectif Buzurna Juzurna, qui organise notamment des cycles de formations en agroécologie. Les thèmes enseignés sont, entre autres, les sols, l’irrigation, la fertilisation, le compost et surtout, les semences. Depuis 2017, ces cycles de formations ont bénéficié à plus de 600 personnes. « J’ai découvert ce qu’était l’agriculture biologique, je n’en avais jamais entendu parler », explique Safia Assaf, Syrienne de 32 ans venue d’Abou Douhour, la région rurale d’Idlib, et au Liban depuis six ans. « On a appris comment se répartissent les cultures dans le temps, les associations entre elles, la pollinisation naturelle. Cette année, on a récolté plein de graines, on va les replanter donc on saura exactement à quoi correspond chaque graine. Il y a une confiance dans ce qu’on plante, ça vient de nos mains et c’est naturel ! »

Dans un système agricole libanais où les terres demeurent l’apanage de grands propriétaires terriens, comme ailleurs en Méditerranée, les nouveaux agriculteurs soucieux de leur santé et celle de leur environnement savent que le changement sera long mais partagent des aspirations au travail en commun qui mèneront, à terme, à leur indépendance.

Notes

*Dugué P, Lejars C, Ameur F, et al., 2014. Recompositions des agricultures familiales au Maghreb : une analyse comparative dans trois situations d’irrigation avec les eaux souterraines. Revue Tiers Monde 4:99-118. 

** « Émancipation des jeunes des oasis du Sahara algérien par le déverrouillage de l’accès à la terre et à l’eau » – Meriem Farah Hamamouche, Marcel Kuper, et Caroline Lejars – revue Cahiers Agricoles novembre-décembre 2015