Alors que l’Égypte est redevenue exportatrice de gaz en 2019, le gazoduc pourrait contrarier les perspectives de développement du secteur pour Le Caire. Mais le pays peut compter sur ses installations de liquéfaction de gaz pour attirer les entreprises qui souhaitent exporter vers l’Europe.
La nouvelle a été annoncée à grand renfort de superlatifs en janvier : l’Égypte venait de recevoir ses premiers mètres cube de gaz en provenance d’Israël, destinés à être liquéfiés dans les installations de Idku et Damiette, sur la côte méditerranéenne, puis exportés dans des méthaniers vers l’Europe. L’accord signé il y a quelques mois entre les deux pays – évalué à 13,3 milliards d’euros et prévoyant qu’Israël livre à son voisin 64 milliards de mètres cubes sur 15 ans – a permis ce démarrage du transfert de gaz israélien, en provenance des champs gaziers de Tamar et Leviathan, via un pipeline sous-marin reliant la ville israélienne d’Ashkelon à El Arich en Egypte. Un accord conçu comme un premier pas dans la stratégie du gouvernement égyptien pour faire du pays un « hub » régional dans le domaine du gaz : grâce à ces usines de liquéfaction, l’Égypte peut ainsi servir de plaque tournante pour le gaz naturel liquéfié (GNL) entre le sud et le nord de la Méditerranée. Cette position servirait à la fois les intérêts économiques du Caire, qui pourrait alors davantage peser sur le contrôle des prix du gaz, et ses intérêts politiques, avec un poids diplomatique accru.
Parallèlement, les Égyptiens voient aussi avec satisfaction, depuis 2018, leurs propres exportations de gaz redémarrer. La production gazière égyptienne a longtemps été l’une des quatre « rentes » du pays (avec le canal de Suez, le tourisme, et les transferts d’argent des expatriés), mais à partir de 2010, la courbe de la demande intérieure dépassant celle de la production nationale, l’Egypte a été obligée d’importer du gaz, tandis que les attaques de groupes djihadistes contre ses pipelines du Sinaï réduisaient ses capacités techniques d’exportation vers Israël. En 2015, la découverte du gisement gazier offshore de Zohr, par l’entreprise pétrolière italienne Eni, a permis de faire repartir en flèche la production égyptienne. « Il s’agit de la plus grande découverte de gaz jamais faite en mer Méditerranée », soulignait à l’époque Eni, estimant les réserves de Zohr à environ 30 trillions de mètres cubes. D’autres gisements découverts ces dernières années – les champs de Nooros, Atoll et le site de West Nile Delta – sont venus renforcer les capacités de production égyptiennes et donc l’embellie des exportations.
Dans ce contexte globalement favorable pour l’Egypte, le projet East Med vient assombrir le tableau. Si le gazoduc projeté se réalisait, le gaz naturel pourrait alors être directement transporté depuis les réserves chypriotes et israéliennes vers la Grèce et donc l’Europe, rendant le « hub » de GNL égyptien inutile. Mais la concrétisation du projet annoncé en janvier semble encore très lointaine, voire incertaine, et Le Caire n’aurait pas trop de raisons de s’inquiéter d’après les spécialistes. « L’Egypte aborde cet enjeu de manière décontractée », assure ainsi Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre pour l’énergie de l’Institut français des relations internationales. « Dans un environnement de prix bas et de risques géopolitiques élevés, le pays qui a des infrastructures existantes et amorties et un marché attractif a de solides atouts ». Comme d’autres experts du secteur énergétique, il estime en effet que la réalisation du projet East Med demanderait des investissements colossaux, difficiles à rentabiliser compte tenus des prix bas du gaz naturel. « A ce stade, le projet East Med n’a pas de raison d’être économique, c’est un projet politique. Plus tard, si les réserves le permettent, si les conditions de marché dans l’Union européenne se retournent, et si la Turquie cesse de jouer l’obstruction, le projet pourrait mériter un nouvel examen », affirme le chercheur.
Concernant des ambitions turques, la signature de l’accord maritime entre le gouvernement libyen de Faïez Sarraj (GAN) et Ankara, « en réponse » à l’annonce du lancement de East Med, aurait pu inquiéter Le Caire, lui-même soutien du camp adverse, celui du maréchal Haftar, en Libye. Via cet accord, la Turquie semble en effet avoir pour objectif de mettre la main sur les réserves de gaz offshores libyennes, en échange de son engagement militaire auprès du GAN. « C’est un lancement symbolique ou politique, pas une décision finale d’investissement », estime Marc-Antoine Eyl-Mazzega, qui ne voit pas une « guerre pour le gaz » se profiler sur le terrain libyen via les soutiens étrangers turc et égyptien. « Le conflit libyen, ce n’est pas la même temporalité que la construction très onéreuse d’un gazoduc, qu’on rentabilise sur 30 ou 50 ans», analyse un autre expert de l’énergie, qui demande à rester anonyme. Pour lui aussi, le passage par les installations de liquéfaction égyptiennes constitue le choix le plus rationnel, commercialement, pour les entreprises gazières qui opèrent en Méditerranée. Il semble donc que l’Egypte n’ait pas trop de souci à se faire pour l’avenir de sa rente gazière.
Nina Hubinet